Le livre et la tortue

Des livres, des films, des lieux, des gens, des sons que je partage avec vous, lentement, de temps en temps, mais passionnément.

Le parchemin disparu de maître Richard par Laetitia Bourgeois (posté le 13/11/2010 à 14:20)

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Deuxième d'une série de trois romans, repris dans la série Grands Détectives, et écrit par une romancière qui est docteur en histoire médiévale, spécaliste en plantes aromatiques et médicinales et en histoire du Velay, ce livre est tout sauf un cours magistral, c'est un très beau livre humain, au suspense haletant et aux personnages très réussis.

Oui, on y apprend beaucoup, la somme d'informations est phénoménale, mais ce qui passe en premier, ce sont les espoirs et les tourments de Barthélémy et Ysabellis, projetés dans des histoires qu'ils n'ont pas voulues. Ils parviendront quand même à faire de leur impuissance une force. 

Barthélémy est sergent du seigneur de Randon, qui rêgne sur la région. Il est tenu d'obéir en tout à son seigneur. Si tous les enquêteurs de la collection des "Grands Détectives" sont liés à une hiérarchie et rendent des comptes, il est important pour le lecteur de comprendre que Barthélémy, comme les autres personnages, est soumis à un système féodal très peu porté sur les électrons libres. 

C'est pourtant bien ce qu'est Barthélémy et c'est sans doute pour cela que le seigneur de Randon-homme dur et impitoyable, mais dont on découvrira en dernière partie de livre, un visage beaucoup plus humain et étonnamment fraternel- l'a choisi pour enquêter sur le meurtre sauvage d'un notaire, qui pourrait être lié à d'anciennes querelles. Immergé dans le village du crime, Barthélémy va d'obstacle en obstacle, de volet clos en faux témoignage, de face à face avec ceux que son enquête dérange en suppression de témoin gênant.

Quant à Ysabellis, guérisseuse, elle est soumise elle aussi à un ordre bien plus implacable encore que le système féodal, celui qui maintient -et qui en fait n'y parvient pas vraiment- femmes et aux filles dans "le droit chemin". Ne pouvant s'empêcher d'être compatissante avec les adolescentes qui viennent la voir pour franchir le grand interdit de l'avortement, elle marche sans cesse sur la ligne ténue entre Dieu et Diable, avec ses plantes et ses remèdes.

Avec beaucoup de réalisme et sans misérabilisme ni imagerie d'Épinal moyenagisante, Laetitia Bourgeois fait surgir autour de nous toutes les pensées, paroles, actions et sensations du Gévaudan de 1363, de manière très convaincante. Au plus près de l'humain, au plus près de la terre, sans aucune mystique vaporeuse comme on voit souvent dans les romans médiévaux, Laetitia Bourgeois nous ferait pourtant presque toucher Dieu, parce que justement elle plonge sans fard et sans tricherie dans la matière, et cette matière devient une précieuse compagne de quête.

Bien sûr, l'enquête sera résolue mais rien de facile ni de manichéen dans ce roman, qui ne se lâche pas de page en page tant les portraits des personnages sont prenants, réalistes, nous ressemblant tout en étant autres. Après avoir fini à regret la dernière ligne de la dernière page du dernier chapitre, je n'ai qu'une envie : lire les deux autres. Je suis ressorti sous la pluie et le vent aujourd'hui, rien que pour voir si ma librairie les avait.

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Yoko Tsuno, intégrale tome 3 : à la poursuite du temps (posté le 30/10/2010 à 01:06)

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Bien que portant de nombreuses traces de l'âge classique de la B.D (Roger Leloup a commencé par travailler pour Hergé), la série Yoko Tsuno, créée en 1970, est novatrice à plus d'un titre. L'héroïne est... une héroïne, ce qui était très loin d'être courant. Elle n'est pas européenne mais japonaise (le Japon n'avait pas à l'époque l'extrème popularité qu'il a maintenant chez les jeunes lecteurs). Yoko est une jeune femme libre et indépendante. Et c'est une scientifique. 

Il y avait donc de l'audace de la part de Spirou de lancer cette série unique en son genre, qui m'a captivé dès la première lecture. Souvent aux frontières de la science ou de l'étrange, puisant souvent dans nombre de mythes fondateurs, c'est probablement une des toutes premières séries en Europe, sinon la première, qui rend la technologie captivante, en fait un personnage d'aventure à part entière, et ceci avec une grande minutie de détails. 

Roger Leloup a parsemé Yoko Tsuno de personnages, souvent récurrents, souvent féminins, fort intéressants, tout en revisitant avec grande élégance des lieux cent fois visités, comme Bruges, soit en nous offrant des descriptions d'endroits peu visités par la B.D, comme la Bali du Moyen-Age. Ses femmes de papier prennnent leur destin en main, sans jamais ressembler ni à des hommasses, ni à des bimbos. Leur noblesse de comportement est toujours discrète, avec cette qualité toute japonaise de ne jamais se mettre inconsidérément en avant.

Dupuis a eu la brillante idée de rééditer l'intégrale de Yoko en plusieurs tomes thématiques. Ce choix thématique éclaire et renouvelle les histoires, en révèle les fils conducteurs. J'ai choisi le volume 3, qui traite des voyages dans le temps de Yoko, la première aventure étant parue dans le magazine Spirou en 1980. Ce n'est pas un thème nouveau. Et ce ne sont pas les dialogues et la narration, toujours de haute tenue, voire surannés avec l'utilisation de mots comme "sclélérat" etc qui devrait nous rassurer. Pourtant, on comprend vite que Roger Leloup est un maître de l'équilibre. Il équilibre le côté technologique par des superbes dessins de Bali ou de Bruges, il fait intervenir un éléphant, une toute jeune adolescente, il rend Yoko plus humaine en nous faisant rencontrer sa famille, en l'inscrivant dans une lignée, bref il ne veut pas tomber dans le piège d'un "tout-cyber" avant l'heure. Son histoire demeure une histoire humaine.

Bien sûr, on peut remarquer que les deux amis de Yoko, Vic et Pol, ne sont pas très fouillés comme personnages et font souvent un simple service minimum de faire-valoir. On peut sourire de certains objets qui apparaissent un peu vite dans la main d'un personnage, (que fait ce sabre surgi d'un coup dans la main d'oncle Ishido ?)sans qu'on en ait relevé la moindre trace avant et de certaines ellipses vraiment elliptiques, notamment dans la deuxième histoire. On peut ricaner de la langue très soutenue des dialogues et du récit, aux antipodes du parler "wesh". Mais cela ne pèse pas lourd, face à la force indéniable de cette série, qui aborde des thèmes très intéressants, comme par exemple les rapports entre la science et l'éthique, voire entre la science et la destruction. Yoko Tsuno pourrait très bien être une série pour les adultes. 

Le dessin, aussi soiide que le propos, est d'une grande beauté, tout en précision et en finesse. Un seul vrai reproche avec un tel trait, qui raffine tant les décors, les paysages, les véhicules, les vêtements, les visages, tout, j'aurais aimé que le beau visage fin de Yoko ait une plus large gamme d'expressions. Sans aller jusqu'au Robertobenignisme ou au Courtemanchisme, j'aimerais lui voir un visage plus mobile. Qui aime bien châtie bien, et le personnage de Yoko et sa série extrémement intéressante le mériteraient.

Une grande réussite d'équilibre, dont les textes et scénarios denses et très prenants auraient tout aussi bien pu se traduire sous la forme d'un roman, ce qui aurait été dommage tant on est emmené, de case en case, dans un univers graphique extrêmement riche.

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La Brocante Nakano par Hiromi Kawakami (posté le 26/09/2010 à 16:22)

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" Les parents, c'est moi. Toi et Hitomi, vous êtes les enfants.

Sakiko parlait doucement. Quand elle a dit "toi" à M. Nakano, le ton de sa voix était mêlé d'une imperceptible tendresse. 

(...)

"Chinchirorin, moi, je n'y ai jamais..." ai-je tenté de dire, mais Sakiko a de nouveau souri (encore que, décidément, ses yeux ne rient pas) et m'a dit : "c'est très facile, il suffit de secouer les dés trois fois".

 

Dans "La brocante Nakano", il n'y a pas de héros et il ne se passe rien. Fin de la chronique version courte.

Hitomi regarde. Hitomi raconte. Cette jeune fille qui travaille dans la brocante Nakano, observe tout, savoure, sirote la vie, les jeux de lumière dans la pièce et la qualité des objets de la brocante, mais surtout les gens qui l'entourent. Monsieur Nakano, qui n'est plus tout à fait jeune, mais pas encore tout à fait vieux, dirige le magasin à sa manière unique de gros oiseau perdu sur une surface lisse. Il glisse, il commande mais il glisse. Ses amours le laissent perplexe, il apprécie Hitomi sans la comprendre vraiment. Quant à Takeo, ce jeune homme secret et brusque par maladresse, il n'est vraiment pas du genre dont on s'éprend. Pourtant, Hitomi le regarde, jusqu'à ne plus voir que lui.

Ce n'est ni le Japon ancien des sabres, des courtisanes et des lanternes, ni celui des otakus reclus dans leur monde virtuel. Hitomi n'est ni une geisha, ni une lolita, mais un beau personnage humain à l'âge charnière entre jeune fille et jeune femme. Dans son regard, rien n'est pesant, rien n'est insistant, même sa curiosité dévorante des autres et de leur manière de se dépêtrer des sentiments humains est légère. Même prise dans les arcanes de sa relation complexe avec Takeo, elle conserve son regard curieux. Ni elle, ni lui, ni monsieur Nakano ne comprennent quoi que ce soit à la vie. Ils l'ont accepté et, finalement, ne s'en portent pas plus mal. 

Hiromi Kawakami a astucieusement choisi de découper le roman en scènes correspondant souvent chacun à un des objets de la brocante Nakano. Ce n'est pas de la grande antiquité, mais le plus souvent des objets quotidiens d'un passé relativement récent, bien que s'y glisse de temps à autre un objet de grande valeur. Entre ces objets se glissent de l'un à l'autre des personnages des regards de désir, d'incompréhension, de bonne volonté, de fuite. 

Pourtant, rien de vague dans tout ça. Hitomi est un personnage extrêmement consistant, convaincant, humain. Le regard parfois flou, le pas souvent mal assuré, elle est nous tient très fermement par la main, grâce à ses réactions extrêmement bien décrites et sa manière d'être très réaliste. Dans sa narration, le lecteur a vraiment la sensation physique de se trouver dans la brocante Nakano, de respirer les odeurs des objets et de plonger le nez dans les cheveux des personnages et d'embrasser leur nuque, là où ça fait frissonner.

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La loi de la tribu, par Arthur Upfield (posté le 02/09/2010 à 14:02)

"Sans s'arrêter, elle baissa la fermeture à glissière, sur le côté. Elle déboutonna la fermeture de sa jupe, l'ouvrit un peu, la baissa, puis s'arrêta. s'en débarassa d'un bond, courut, courut, vers le Lit de Lucifer. Elle se sentait mieux !" 

 

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Australie du nord. Dans un cratère de météorite, en plein milieu de nulle part, gît un cadavre. Il ne devrait pas être là, ni selon la loi des blancs, ni selon celle des aborigènes. Dans le Lit de Lucifer, gît un homme mort dont personne ne veut, qui embarasse tout le monde. Typiquement une affaire pour l'inspecteur Napoléon Bonaparte, alias Bony. 

Ses supérieurs ne lui disent pas tout et peu lui importe. Ce qui compte pour lui, c'est de résoudre l'énigme en se posant, une fois de plus, au carrefour des cultures anglo-saxonne et aborigène. Métis de sang, il l'est aussi d'esprit, il sait suivre les routes goudronnées comme les pistes poussiéreuses. Il sait ne pas heurter les sensibilités de toutes couleurs, souvent à vif, il sait ne pas blesser les fiertés. À Rivière Profonde, la terre des Brentner, il apprend à naviguer entre les écueils et se faire sa place.

Les personnages du roman- y compris Monsieur Agneau, animal qui aime le tabac et pousser les gens par derrière-sont si riches et bien campés qu'on en oublie parfois ce fameux cadavre du Lit de Lucifer. Mais peu importe, le monde de Rivière Profonde et de ses gens est en lui-même passionnant, page après page, il devient toujours plus réel et prenant, grâce à l'excellente plume d'Upfied.

Dans cette enquête très bien menée, rien n'est manichéen. Les aborigènes ne sont pas idéalisés, ils ont leurs défauts et protègent leur intérêts, comme tout le monde. Les propriétaires terriens blancs se sentent, eux aussi, liés à leur terre. Mais les personnages les plus intéressants, ceux à qui Arthur Upfield donne vraiment une âme, sont ceux qui se situent entre les deux. Entre les deux peuples, entre les deux rêves. À commencer par le personnage de Capitaine, l'intendant aborigène, grand lecteur et écrivain amateur. 

Et il y a surtout Tessa, personnage fascinant, jeune fille aborigène recueillie petite par Rose Brentner. Explosant d'intelligence, très capable, elle pourrait très bien faire une brillante carrière d'enseignante. Mais à la fin du livre, elle va vivre une sorte d'initiation sur le vif, scène extraordinaire merveilleusement contée par Upfield.

Pour ceux qui, en refermant ce roman, regretteront de quitter l'univers d'Upfield, une bonne nouvelle. Ils peuvent retrouver l'inspecteur Napoléon Bonaparte et l'Australie profonde dans les autres enquêtes de Bony, disponibles dans la collection "Grands Détectives", chez 10/18.

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Sleeping with ghosts (posté le 01/09/2010 à 23:28)

"Sèche tes yeux, mon âme soeur"

L'incantation lancinante de Brian Molko et des Placebo a servi de citation d'exergue et de bande-son à mon neuvième roman, publié en 2008, "Ludivine et le Grand I". Elle est tellement imbriquée au texte et à mes souvenirs d'écriture de l'histoire que lorsque je pense à mon livre, j'entends "Sleeping with ghosts".

 

 

 

Un extrait de "Ludivine et le Grand I" pour accompagner.

"C'est ma voix de nuit. Elle vient du loup que j'étais dans une autre vie. À l'époque, je ne me couchais jamais le soir, je vivais dans les bois. Autour de moi, il y avait des éclats d'yeux, des claquements de mâchoire. Parfois, j'allais jusqu'à un village, à la tête de ma meute et je le traversais sans un bruit. D'un seul mouvement de truffe, je désignais les proies." 

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Ceux qui sauront, par Pierre Bordage (posté le 01/09/2010 à 16:37)

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"Ah, ça lira, ça lira, ça lira", la Rêve-olution Bordage

Demain matin, de nombreux enfants se lèveront du pied gauche, c'est la rentrée. Pourtant, s'ils lisaient ce roman de Pierre Bordage, ils se mettraient peut-être à adorer l'école. Imaginez un monde dans lequel ce qu'on appelle l'école de la République, laïque, gratuite et obligatoire n'existe pas. En France, la monarchie est toujours en place et l'école est interdite pour le peuple.

Apprendre et surtout comprendre est quasiment tabou, après tout qui a besoin d'avoir lu la princesse de Clèves pour faire les vendanges chez les seigneurs ? Plus de Gambetta, plus de Jules Ferry, chacun à sa place. "Ceux qui sauront" se base sur ce présent alternatif inquiétant mais fascinant.

Fan de longue date de Pierre Bordage, que je suis pas à pas et livre à livre, j'ai beaucoup aimé cette histoire croisée de deux adolescents, Jean qui est du mauvais côté de la barrière et Clara qui est du bon côté. Ils vont avoir du chemin à faire pour se rejoindre. Et la société française encore plus.

Il fallait quelqu'un comme Pierre Bordage aux manettes d'un tel roman, un des rares auteurs contemporains à être capable de porter un humanisme débordant tout en gardant une plume très acérée et crédible. 

Comme souvent, Pierre Bordage passe un message fort par la mise en situation et non par la démonstration lourde, comme souvent il nous dit "attention !" tout en nous donnant un plaisir fou de lecture. Savoir évoquer des thèmes aussi essentiels que l'éducation et l'accès aux connaissances, tout en faisant progresser l'histoire par l'humain brut et par le roman d'aventures, c'est fortiche. 

Ceux qui en sauront plus seront ceux qui liront. J'envie ceux qui vont découvrir Bordage et ce livre. 

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